A l’aube dans la montagne, mélodie de Déodat de Séverac (épisode 2)
Le copiste
Souvent musicien lui-même, le copiste de musique arrondit ses fins de mois en transcrivant « au propre » les manuscrits du compositeur, un travail soigneux et méticuleux pour permettre à la musique d’être éditée ou interprétée. Le copiste est aussi un correcteur qui compte et recompte les valeurs de notes, vérifie les carrures, débusque les erreurs et les oublis. Déodat en attend plus encore : faire le tri entre tous les possibles, chasser le vertige face à toutes ces versions alternatives griffonnées ici et là, faire ces choix que le compositeur répugne tant à faire…
« Il en sait plus sur ma musique que moi-même », écrira-t-il un jour à propos d’un de ses copistes dans sa correspondance. Cette écriture sage et rebondie, portée à l’encre noire sur le bifeuillet qui rassemble la liasse des esquisses autographes, et qui est bien identique à celle de la copie pour gravure, atteste que le compositeur a confié au copiste (ou à la copiste, plus vraisemblablement) d’A l’aube toutes les ébauches et versions intermédiaires avec, on peut l’imaginer, la mission de trancher à sa place.
Le compas dans l’œil
Maurice Senart, habile graveur de musique, a le compas dans l’œil. Il annote la version du copiste et assigne avec assurance la place et le nombre de systèmes à chaque page, la place et le nombre de mesures à chaque ligne ligne. Cette mise en page doit être pensée « en musique ». Les notes doivent se rapprocher sur le papier quand elles s’accélèrent dans l’espace sonore, l’élan calligraphique doit figurer la dynamique musicale et ne pas en briser l’élan. Il faut aussi choisir l’endroit le plus commode où l’interprète devra tourner la page et éviter que cela n’arrive au milieu d’une salve virtuose. Ces petites fractions et ces chiffres transcrits au crayon de couleurs vert et rouge par l’artisan, serviront de points de repère pour le calibrage de la gravure de la partition. Pendant ce temps, Séverac ne résiste pas à la tentation de modifier sa musique. Une dernière fois ?
L’empreinte digitale de Maurice Sénart
Sous la main experte de Maurice Sénart, les tire-lignes, les burins et les poinçons ont laissé leurs marques finement ciselées sur la plaque métallique. Puis, la portée calligraphiée en creux et en miroir, a reçu l’encre grasse qui s’est lovée dans les anfractuosités du cuivre. Avant le tirage de l’épreuve, le graveur a nettoyé méticuleusement au chiffon fin l’encre résiduelle sur les parties planes. L’encre ne doit subsister que dans les tailles. Pour finir, Maurice Sénart a parfait le travail en frottant la plaque avec la paume de la main, puis en l’essuyant sur un tablier sale et encré. Toute la martingale est là : l’encre attire l’encre ! Depuis un siècle, les marques des empreintes digitales de Maurice Sénart portent le souvenir de ces gestes précis et savants.
Le compositeur, quant à lui, profite de cet entre-temps providentiel avant la fixation de l’édition, et couvre fébrilement l’épreuve des dernières annotations et corrections.
A madame Maurice Sulzbach
Dans son magnifique appartement du 52 bis de l’avenue d’Iéna, Marguerite Ida Premsel, mariée au riche banquier Maurice Sulzbach, tenait un salon musical prisé du tout Paris. Elle envoyait des courriers « parfumés comme des harems turcs » pour y faire venir du beau monde : Gabriel Fauré, Claude Debussy, Maurice Ravel… Cantatrice à ses heures, elle aimait par dessus tout les mélodies qui lui donnaient l’occasion de pousser la chansonnette devant un auditoire distingué. En maugréant (peut-être), Séverac décide de sacrifier au rituel mondain et concède une dédicace. Heureusement, il s’aperçoit à temps du nom mal orthographié de la mécène et fait la correction, probablement soulagé, en pensant à l’importance de ces salons parisiens où les réputations et les carrières se font et se défont.
Sévérac ou Séverac ?
Sévérac, avec un accent aigu sur le deuxième « e ». C’est pourtant bien ainsi que s’écrit son nom et la ville berceau de la vieille et prestigieuse famille des descendants des anciens rois d’Aragon. Mais, Déodat, qui ne peut l’ignorer, déleste souvent son patronyme de la double accentuation quand il est à Paris. S’agissait-il d’adoucir la sonorité trop méridionale de son nom ? De marquer une ambition moins régionale et plus nationale ? De donner moins de prise à ceux qui raillaient son accent ?
Paris 1902 ? Saint-Félix 1903 ? Axat 1904 ? Ou…
Composée à Paris, vraisemblablement en 1902 (c’est pour le moins la date qu’avance le compositeur lui-même dans sa correspondance), créée une première fois par Jeanne Weyrich en 1903 à Bruxelles (dans quelle version ?), puis redonnée à la Schola Cantorum dans une interprétation de Mary Pironnay cette fois (dans une version révisée) en 1905. La mélodie est une nouvelle fois retouchée en décembre 1905 et enfin éditée à l’Édition Mutuelle en 1906. Séverac cherche à établir la date de composition de sa mélodie et semble hésiter. On peut lire ici « Saint-Félix 1903 », et ailleurs « Axat d’Aude 1904 ». Dans son esprit, rappelons-le, « composer », ce ne sont sûrement pas les fruits de l’inspiration du premier jet, ni du second, ni du troisième… Ni même la mise au clair lors du passage à l’écrit. Ou encore moins la création au concert. … Ce n’est seulement que « trouver ». Ou abdiquer. Ce fut l’un ou l’autre en 1906, date d’édition d’A l’aube dans la montagne.
Episode précédent…
A l’aube sur la montagne, mélodie de Déodat de Séverac (épisode 1)