L’iconographie de Clémence Isaure
Clémence Isaure est une figure connue des Toulousains. Bien que son existence, dans le troisième quart du XVe siècle, ne soit pas attestée, on raconte qu’elle serait la restauratrice des Jeux floraux, un concours de poésie hérité du XIVe siècle. Elle est évoquée lors de l’exposition « Troubadours, langue d’oc et Jeux floraux », organisée par la Bibliothèque d’Étude et du Patrimoine du 23 avril au 12 juillet 2024.
Nous ne ferons pas ici le catalogue exhaustif de toutes les représentations de Clémence Isaure mais nous nous intéresserons davantage à appréhender la manière dont Clémence apparaît et ce que disent ces images de l’époque qui les a fabriquées.
L’iconographie de Clémence Isaure est marquée par la première image connue de celle-ci : la statue du XVIe siècle constituée à partir de sculptures médiévales qui se trouve à l’Hôtel d’Assézat à Toulouse. Celle-ci reste à l’esprit de tous les créateurs d’images de Clémence Isaure.
À partir de ce premier modèle, on relève une récurrence iconographique dans les images qui ont suivi : il s’agit du port de la guimpe couvrant la gorge et la tête, pourtant essentiellement portée entre le XIIe et le XIIIe siècle (donc bien avant la naissance de Clémence Isaure) par les femmes mariées, les veuves et les religieuses.
Elle incarne par là le propos même de la poésie courtoise qu’ont souhaité cristalliser les sept troubadours de 1323, comprenant que cet usage poétique était en désaffection. Elle est la transfiguration de l’amour charnel vers un idéal d’amour inaccessible et caractérise aussi le glissement du monde médiéval vers la Renaissance.
Une puissante image, qui s’éloigne de la représentation classique, est celle de Jean-Pierre Rivalz, peintre de l’hôtel de Ville en 1678 lorsque les capitouls lui commandent une peinture pour être placée comme dessus de porte à l’entrée de la première galerie du Capitole. Le cahier des charges est simple : « peindre à l’huile un tableau représentant dame Clémence, de grandeur naturelle, accompagné d’un petit enfant qui porte les fleurs qui doivent couronner les poètes qui l’ont mérité »*. Clémence Isaure n’affiche pas sa pudeur habituelle : tête nue, cheveux blond noués, son décolleté généreux augure de promesses sensuelles autrement plus terre à terre que les poésies qu’elle s’apprête à couronner… À la fin du XVIIe siècle, date de la commande, et peu avant que le Gay Saber soit érigé en académie, la municipalité et le concours poétique sont intimement lié : elle incarne déjà Toulouse ou du moins une certaine image de celle-ci.
* Marie Louis Desazars de Montgailhard, « Les Avatars biographiques et iconographiques de Clémence Isaure », dans Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, 1915
Au cours du XIXe siècle, son image infuse la culture populaire, relayée par les chromolithographies des publicités (chocolats Poulain, décor pour cahier d’écoliers, images distribuées aux enfants par les grands magasins, magasin de nouveautés « Clémence Isaure » à Toulouse, menus), à la faveur d’un intérêt du public pour le Moyen-Âge fantasmé de Walter Scott.
À partir des années 1880 on assiste à un renouveau de cette iconographie tant dans les images déployées que dans leur profusion. Le coup d’envoi de cette « série », nous pouvons le situer lors de la création de la « Salle des Illustres » du maître verrier toulousain, Victor Gesta, réalisée par Bernard Bénézet en 1874. Le chantier de la « vraie » salle des Illustres de la mairie de Toulouse à partir des années 1885 va fournir pléthore de Clémence. L’égérie du Gay Saber n’apparaît pas moins de quatre fois, cinq si l’on compte le plafond du théâtre du Capitole. Elle y prend différentes formes : c’est tantôt une apparition (par exemple dans le tableau d’Henri Martin), tantôt son couronnement qu’on célèbre.
Pourquoi une telle accélération de fabrication d’images de la Dame ? Les radicaux décident tout à fait consciemment de mettre en valeurs la figure de Clémence à des fins politiques : elle fait consensus, elle véhicule des valeurs nobles et pacifiques, elle exalte les cœurs des méridionaux en imposant un continuum d’une Toulouse veillée par Pallas*, une ville de culture qui n’a jamais cessé de vivre pour sa vocation artistique malgré les tourments de l’histoire. Les radicaux savent pertinemment que Toulouse ne « pèse » rien dans le poids économique de la France, mais ils choisissent de s’imposer ainsi : certes il n’y a pas de grandes industries dans le Sud-Ouest, mais les méridionaux peuvent s’enorgueillir d’une tradition artistique plurimillénaire. Peu après, dans les années 1890-1900, les changements à Toulouse se font sentir avec les grands percements urbains et l’exode rural des campagnes avoisinantes : les Toulousains ont la conscience empirique d’un changement, d’une évolution vers une ville moderne. C’est à ce moment-là que se fixe l’image de Toulouse Ville Rose et que les radicaux imposent Toulouse comme capitale intellectuelle et artistique.
* Jean-Marie Pailler, « Palladia Tolosa : fantaisie de poète ou évergésie impériale ? »
Parallèlement, en cette fin du XIXe siècle, la langue d’Oc fait son retour dans le concours des Jeux floraux : l’œuvre Mistralienne a donné de l’élan et de la fierté dans ce midi qui se sent déclassé, et trouve là le motif d’une fierté en s’appuyant sur un terreau artistique. À cette occasion d’ailleurs, l’académie des Jeux floraux prend le tournant de la « modernité » : quelques félibres, et des poètes de l’avant-garde locale, de l’Ecole Toulousaine qui émerge vers 1890, deviennent mainteneur ou maître au début de la décennie 1900 et vont promouvoir leur création de Toulouse la rose.
En outre l’esthétique symboliste puis post-symboliste, l’art nouveau, vont jouer en faveur de l’image de Clémence que les artistes peuvent reconnaître comme l’émanation d’un idéal de femme désirable parce qu’inaccessible. D’ailleurs, les artistes méridionaux, à partir de 1905, s’emparent d’elle et en font une nouvelle égérie de la création artistique contemporaine locale. Elle devient une figure émancipatrice de l’académisme parisien et du centralisme artistique, loin de l’idée derrière la manœuvre politique des radicaux du siècle précédent. André-Pierre Lupiac ose même une Clémence dénudée, conservant toutefois la guimpe, seul attribut permettant de reconnaître la muse.
Petite originalité dans la représentation qu’offre Léo Laporte-Blairsy dans la fontaine de la rue de la Concorde à Toulouse : Clémence Isaure est représentée avec un haut hennin entourée de charmants petits batraciens qui semblent chanter ses louanges. L’opinion publique ne reconnaissant que fort peu leur égérie (du fait de l’absence de cette fameuse guimpe remplacée par un hennin ?) la statue prendra le nom de Poésie Romane.
Au parc des Sports, conçu en 1931, le fronton s’orne de la figure d’une Clémence Isaure qu’on ne s’attendait pas tellement à trouver dans un contexte sportif… Et pour cause la mairie avait demandé à l’artiste Gustave Violet, de modifier son programme iconographique : la figure centrale d’un jeune athlète est remplacée par l’icône toulousaine. Une fois de plus on y perçoit la volonté politique de mettre en avant la muse des Jeux floraux. Après les années 1930 la figure devient plus rare, mais nous la retrouvons épisodiquement dans l’œuvre de Robert Thon, ou plus récemment de Moretti.
Clémence Isaure, et dans une moindre mesure Paule de Viguier (dite la « Belle Paule »), sont devenue des allégories de Toulouse, mettant en avant une forte tradition artistique et littéraire par la mise en exergue de la générosité de l’une et de la beauté physique de l’autre mais aussi la vertu de deux femmes à la fois mythique et revêtant une certaine réalité.
Amandine de Pérignon
Remerciements à Luce Barlangue
Liste non exhaustive d’images de Clémence Isaure :
- Jean-Pierre Rivalz (1625-1706), Clémence Isaure, 1678, commande des Capitouls pour un dessus de Porte dans l’ancien enclos du Capitole, Ville de Toulouse – musée des Augustins
- Auguste Préault (1809-1879), Clémence Isaure, statue du jardin du Luxembourg à Paris, entre 1845 et 1848
- Julie Charpentier (1770-1845), Buste de Clémence Isaure, 1822, marbre, Musée des Augustins
- Publicité pour le Chocolat Poulain représentant Clémence Isaure, vers 1890, collection particulière
- Bernard Bénézet (1835-1897) : Détail de la peinture portant sur Clémence Isaure et les mainteneurs distribuant les fleurs du Gai-Savoir aux poètes couronnés, Salle des Illustres du Castel Gesta
- Henri Martin, L’apparition de Clémence Isaure, 1893, Capitole, Mairie de Toulouse
- Bernard Bénézet (1835-1897), modello pour le plafond du Théâtre du Capitole, Musée du Vieux-Toulouse, inv. 17.2.2
- Edmond Alet (1877-1917), Projet d’affiche pour le théâtre Lafayette, 1909, Musée du Vieux-Toulouse, inv. 80.322
- Antoine de Caunes (1876-1921), Détail du menu pour le Congrès International de l’Industrie Hôtelière du 15 octobre 1910, archives des Toulousains de Toulouse
- André-Pierre Lupiac (1873-1946), Sirven (éditeur-imprimeur), Affiche : 8ème exposition des Artistes Méridionaux du 25 mai – juin 1913, Musée du Vieux-Toulouse, inv. 81.1975
- André-Pierre Lupiac (1873-1946), Projet d’affiche pour la fête de charité de Toulouse vers 1910, Musée du Vieux-Toulouse, inv. 57.1.15
- Léo Laporte-Blairsy, Fontaine de la Poésie Romane, Toulouse, 1913
- Gustave Violet (1873-1952), Détails du groupe centrale de la frise avec Clémence Isaure du complexe sportif dit Parc des sports, piscine municipale Alfred Nakache, 1931, Ville de Toulouse ; Inventaire général Région Midi-Pyrénées
- Edouard Bouillière (1900-1967), Affiche de l’exposition des artistes toulousains au Palais Galliera, 1932, collection particulière