Les médecins de Molière
Des soucis de santé ? Si c’est un problème de bile noire, vous pourriez connaître le sort de l’infortuné Monsieur de Pourceaugnac. Par la seule observation physique, il est diagnostiqué atteint de mélancolie hypocondriaque. À l’annonce du remède prescrit, un lavement, il prend ses jambes à son cou !
Êtes-vous enclin à l’apathie, ou à la colère ? Sganarelle, le faux médecin du Médecin malgré lui a la solution :
JACQUELINE— Qui, moi ? Je me porte le mieux du monde.
SGANARELLE— Tant pis nourrice, tant pis. Cette grande santé est à craindre : et il ne sera pas mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque petit clystère dulcifiant.
GÉRONTE— Mais, Monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s’aller faire saigner, quand on n’a point de maladie ?
SGANARELLE— Il n’importe, la mode en est salutaire : et comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire, aussi, saigner pour la maladie à venir.
JACQUELINE, en se retirant.— Ma fi, je me moque de ça ; et je ne veux point faire de mon corps une boutique d’apothicaire.
Le Médecin malgré lui, II, 4
[Un médecin administrant un clystère à une femme embarrassée], bas-relief, Musée archéologique de Bruges, photographie WellCome Library École française, [Utilisation d’un clystère], huile sur toile, vers 1700, Wellcome Library
Saignée, lavement, mais aussi sudation, diète et vomitif : tous les traitements décrits, moqués et ridiculisés dans le théâtre de Molière, ne sortent pas du hasard mais sont issus de la théorie humorale.
Conçue dans l’Antiquité grecque, la théorie des humeurs (voir à ce propos l’exposition en ligne Les Impasses de la médecine, partie I, chapitre 3) établit que le corps est constitué des quatre éléments fondamentaux : air, feu, eau et terre, possédant quatre qualités : chaud ou froid, sec ou humide. Leur combinaison détermine des tempéraments : colérique (bile jaune), sanguin (sang), flegmatique (eau, froid et humide) et mélancolique (bile noire).
Si l’équilibre est rompu, la santé l’est aussi. L’humeur altérée est alors rétablie par un médicament possédant les qualités inverses.
Au 17e siècle, les facultés perpétuent cet enseignement qui paraît aujourd’hui fort cocasse.
Les médecins de la Cour, qui servent de modèles aux personnages de Molière, établissent leur diagnostic en observant le pouls, l’urine, les selles et le sang. Il s’agit de sentir les diverses parties du corps, de goûter la salive, le sang, l’urine, de toucher le pouls, d’observer l’état physique des cheveux et la couleur de la peau.
À ces intuitions correspond un diagnostic savant, énoncé dans un jargon incompréhensible et pédantesque dont Molière se saisit pour dénoncer les errances de la médecine, l’incertitude des diagnostics et la nocivité des remèdes. Ainsi, dans Le Médecin malgré lui, on croise un faux médecin, un faux apothicaire, une fausse malade et une fausse guérison.
SGANARELLE, se tenant avec étonnement — Vous n’entendez point le latin ! (…) en faisant diverses plaisantes postures. Cabricias arci thuram, catalamus, singularitar, nominativo baec Musa, « la Muse », bonus, bona, bonum, Deuz sanctus, estne oratio latinas ? Etiam, « oui », Quare, « pourquoi »? Quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum, et casus.
Le Médecin malgré lui, II, 4
ARGAN — C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !
BERALDE — Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.
ARGAN — C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là !
Le Malade imaginaire, III, 3
A partir de 1665, la santé de Molière se dégrade. Il souffre d’une toux persistante évoquant une possible tuberculose pulmonaire :
TOINETTE — Le poumon, le poumon, le poumon.
Le Malade imaginaire, III, 10
Il meurt le 17 février 1673, après avoir interprété pour la quatrième fois le rôle d’Argan.
ARGAN — Par la mort non de diable ! Si j’étois que des médecins, je me vengerois de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserois mourir sans secours. Il auroit beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerois pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirois : Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté.
BERALDE — Vous voilà bien en colère contre lui.
ARGAN — Oui. C’est un malavisé ; et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.
BERALDE — Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.
Le Malade imaginaire, III, 3
La théorie des humeurs fut largement mise en pratique jusqu’au milieu du 19e siècle. Louis XIV lui-même dut subir près de deux mille saignées durant sa vie !
Clysterium donare,
Postea seignare,
Ensuita purgare.
Le Malade imaginaire, 3ème intermède
De nos jours, il reste encore de cette théorie des humeurs quelques expressions courantes de la langue française : être de bonne ou mauvaise humeur, se faire de la bile, se faire du mauvais sang, avoir des sautes d’humeur, avoir le sang chaud, ou bien encore être flegmatique.